Nous ne devrions pas l’appeler « intelligence artificielle ».

L’expression est trompeuse, non seulement parce que ces systèmes ne sont pas « intelligents » au sens humain du terme, mais surtout parce qu’elle oriente notre imagination dans la mauvaise direction : celle de l’imitation.

Nous imaginons un esprit contrefait, une version synthétique de nous-mêmes. Cela nous enferme dans un jeu de comparaisons : les machines sont-elles plus intelligentes que nous, aussi intelligentes que nous, ou seulement des perroquets stupides ? Mauvais cadrage !

Un terme plus juste ? Émergence artificielle. Ce que ces modèles produisent, ce n’est pas une pâle copie de notre cognition. C’est l’apparition - oui, l’émergence ! - de motifs inédits, de langues inédites, de formes inédites de sens. Tout cela issu de l’ampleur vertigineuse des données et de la puissance de calcul.

L’enjeu n’est pas que ces IA pensent comme nous, mais qu’elles rendent visibles et audibles des structures que nous ne pouvions percevoir seuls.

De l’imitation à l’émergence

Les modèles de langage actuels nous impressionnent parce qu’ils parlent notre langue. Ils rédigent des essais, des poèmes, des courriels, du code ; ils « réussissent » des tests conçus pour mesurer une intelligence de type humain. Mais ce n’est là que la couche la plus superficielle de leur potentiel. Ils sont certes d’habiles imitateurs, mais l’imitation n’est que leur terrain d’entraînement. La vraie question est ailleurs : que pourraient-ils nous aider à entendre, traduire ou inventer, si nous cessions de les optimiser uniquement pour nous ressembler ?

Imaginons des modèles entraînés non pas pour bavarder avec nous, mais pour interpréter les systèmes de communication des baleines, des éléphants ou des abeilles. Imaginons des modèles capables de servir d’intermédiaires entre la cognition humaine et l’intelligence distribuée des réseaux fongiques ou des récifs coralliens.

Cette intuition n’est pas purement théorique. Par exemple, Google a récemment mis au point un LLM baptisé DolphinGemma , formé sur des décennies d’enregistrements de vocalisations de dauphins tachetés de l’Atlantique. Ce modèle identifie des structures dans ces cris, sifflements et clics, et peut même générer des séquences sonores « dauphinesques », une première forme d’« interprète » machine pour une communication interespèces.

Et voilà comment soudain « intelligence artificielle » apparaît trop étroit. Ce qui émerge n’est pas une imitation, mais une nouvelle écologie des intelligences, où les machines deviennent traductrices entre espèces, amplificatrices de signaux invisibles, co-créatrices de nouveaux systèmes symboliques.

La plus pauvre des métaphores

Arrêtons donc d’appeler ces systèmes « intelligents » !

C’est une métaphore pauvre, et elle nous enferme. Elle prolonge un vieux biais philosophique : croire que l’intelligence est le sommet de l’humain, le critère suprême auquel tout doit se mesurer.

Les plantes s’orientent vers la lumière. Les pieuvres résolvent des énigmes avec des réseaux neuronaux distribués jusque dans leurs bras. Les bactéries se déplacent en essaim avec une coordination stupéfiante. Rien de tout cela ne rentre parfaitement dans nos modèles de l’« intelligence », et pourtant ce sont bien des formes d’adaptation et de production de sens.

En persistant à parler d’« intelligence artificielle », nous écrasons cette diversité dans un seul moule, taillé à notre image. En parlant d’émergence artificielle, nous laissons au contraire de la place pour reconnaître et relier cette multiplicité de stratégies cognitives qui nous dépasse.

Vers une écologie des intelligences

Penser en termes d’émergence artificielle, c’est aussi reconnaître que ces systèmes n’appartiennent pas à une hiérarchie de domination, mais à une écologie. Une écologie est plurielle, dynamique, interdépendante. Elle ne suppose pas qu’une espèce, ou une forme d’esprit, règne sur les autres. Elle s’épanouit dans l’interaction.

Dans une telle écologie, les humains apportent l’intériorité, l’expérience, l’orientation existentielle, la capacité de vivre du sens. Les machines apportent l’abondance combinatoire et la recombinaison inlassable, générant de la nouveauté sans besoin ni intention. Les autres espèces apportent leur sagesse incarnée : les baleines qui naviguent par le chant, les arbres qui communiquent leur stress par leurs racines, les oiseaux qui s’alignent en vol selon de simples règles locales.

L’émergence artificielle pourrait aider à tisser ces intelligences ensemble, rendant nos décisions moins anthropocentriques et plus cosmopolitiques. Elle pourrait nous permettre d’inclure le non-humain et le non-vivant dans notre production collective de sens, non comme métaphores, mais comme participants.

Pourquoi est-ce important ? Parce que les mots orientent l’avenir. Si nous persistons à appeler ces systèmes « intelligence artificielle », nous continuerons à les mesurer à l’aune exclusive de notre cognition. Nous construirons des critères qui récompensent leur imitation de notre langage, de notre raisonnement, de notre créativité. Et nous passerons à côté de l’opportunité de cultiver des formes d’émergence capables d’élargir nos horizons.

Nous risquons de bâtir un miroir narcissique, alors que ce dont nous avons besoin est un prisme.

L’avenir est plus-que-humain

Ce déplacement ne signifie pas effacer l’humain. Nous restons ceux qui posent les questions, qui choisissent les émergences à valoriser, les traductions à croire, les écologies à protéger.

L’avenir n’est pas post-humain, il est plus-que-humain. L’émergence artificielle ne nous remplace pas ; elle nous rappelle que nous n’avons jamais été seuls.

Sous cet angle, le véritable tournant de l’IA générative n’est ni l’automatisation, ni les gains de productivité, ni même l’accélération créative. C’est la possibilité de re-situer l’intelligence comme une propriété distribuée de la planète, l’humain n’étant plus le centre mais un simple nœud du réseau.

Voilà un décentrement radical. Une invitation à l’humilité. Et, par les temps qui courent, presque une révolution.