La Citadelle (L'Arpenteur)

Quatorze heures à sa montre ; son vol de retour n’était prévu qu’à dix-neuf heures. Cela lui parut suffisant pour faire ce qu’il avait à faire, mais trop court pour vivre ce qu’il aurait souhaité vivre. Émile marcha jusqu’à la terrasse du bar, le trouva à peine changé, puis s’assit à « sa » table, dans un coin un peu à l’écart, en se laissant berce

Un couple. Jamais encore il n’avait goûté au partage de l’être en deux, du moins pas assez longtemps pour le comprendre. Son ego ne parvenait pas à se morceler dans la fusion de l’autre. Ce pronom « nous » si diffus, si abstrait pour lui, flottait chaque fois derrière l’extase de son indépendance. Combien de fois s’était-il réveillé auprès d’une au

Dire que, des centaines de milliers d’années auparavant, la première image que l’Homme avait pu avoir de lui-même venait du miroitement lisse d’une simple surface d’eau. Depuis il n’avait fait qu’inventer des moyens de plus en plus sophistiqués pour se regarder : dessin, sculpture, peinture, photo, vidéo, et maintenant les réseaux sociaux, démocrat

Au réveil, il repensa à Helena et Pierre, à ce projet fou qu’ils revendiquaient avec enthousiasme : passer leur vie ensemble. L’amour, comme les corps, vieillit, et un jour, il meurt : voilà à peu près ce à quoi se résignait Émile. Il n’accordait que peu de crédit à l’éternité, du moins sous cette forme.

On va lui rendre visite dans une semaine normalement. » On, pensa Émile. Ce n’est plus elle mais On. À une personne près ça aurait pu être Nous. « Et tu vis toujours ici ? — Non, je suis en vacances dans la maison de ma mère. Je vis à New York maintenant. — Ah bon ? New York, vraiment ? Je ne savais pas…, mentit-il. — Si tu ne m’avais pas effacée d

« Vous avez deviné que j’étais parisien. — Oh, les Pinzuti tu sais, on les voit débarquer de loin. Vous êtes pâles, toujours pressés, et le nez sur le téléphone. Tu es là pour le festival, je suppose…

Tout en caressant Canem, Émile fit le récit de ces trois années loin de la citadelle. D’abord le Sénégal, où il avait été muté durant un an au lycée français de Dakar. Une incroyable expérience qui l’avait autant endurci qu’adouci. Du soleil, des couleurs, des sourires, de la misère, des vagues, des riches, des peurs, des expatriés, des tiep bou di

Si vous étiez né sur le continent, vous auriez été quoi ? Je veux dire quel métier, quelle vie ? — Aio ! Je me serais jeté à l’eau. Et j’aurais nagé jusqu’à mon île. Tu crois quoi Pinzutu ? Tu me vois avec une chemise et une cravate, coincé à faire des allers-retours en ascenseur ? Pour faire quoi ? Des générations que je suis ici. Mes parents sont

Avoue que tu m’aimes ! » L’espace d’un instant, d’un instant court comme un clin d’œil, la pensée qu’il ne s’agissait peut-être pas, à l’époque, d’une boutade le fit sourire. Et il revit le regard de la jeune femme à la fois joyeux, apeuré, arrogant et habile au moment précis où elle lui avait posé la question : quel feu ! Une lueur de la taille d’