« L'esprit n'est pas comme un vase qui a besoin d'être rempli ; c'est plutôt une substance qu'il s'agit seulement d'échauffer. » Cette célèbre citation de Plutarque est devenue un lieu commun dans le monde pédagogique. Et pourtant, elle trouve une résonance particulière à l'ère de l'IA.

Dans un monde où l'intelligence artificielle devient omniprésente, une question fondamentale se pose : comment appréhender cette technologie ? Comme un oracle infaillible à consulter, ou comme une muse inspirante qui étend les frontières de notre créativité ?

Le piège de l'oracle

L'approche "oracle" de l'IA est séduisante mais dangereuse. Elle nous pousse à déléguer notre jugement à une boîte noire mystérieuse, créant une relation de dépendance passive. Cette vision conduit inévitablement à deux extrêmes tout aussi problématiques :

La déception amère face aux imperfections de l'IA ("elle s'est trompée, donc elle est inutile")

L'acceptation aveugle de ses réponses ("c'est l'IA qui l'a dit, donc c'est vrai")

Pour prendre une analogie, si la météo de la veille dit qu’il fera beau, et qu’en réalité il pleut, ce serait soit rejeter la météorologie en bloc, soit s’obstiner à rester trempé en tshirt sous les trombes d’eau.

Ces deux attitudes nous éloignent d'une relation constructive avec la technologie. À travers ce prisme de l'oracle, nous devenons spectateurs plutôt qu'acteurs, consommateurs plutôt que créateurs.

L'IA comme extension créative

La métaphore de la muse offre une perspective radicalement différente. La muse n'impose pas, elle inspire. Elle ne remplace pas l'artiste, elle amplifie ses capacités.

En voyant l'IA comme une muse, nous préservons notre autorité créative tout en bénéficiant de nouvelles perspectives. Nous l'utilisons pour:

Explorer des territoires inattendus de notre pensée

Surmonter nos blocages créatifs

Découvrir ce que nous ne savions pas que nous ignorions

Cette approche nous guide vers ce que le philosophe Gilbert Simondon opposait à "l'humanisme facile" - une relation symbiotique entre l'humain et ses outils, où chacun enrichit l'autre sans domination, et où nous ne réduisons pas la technique à un simple instrument asservi.

De l'admirateur béat au créateur inspiré

Le culte du cargo technologique - cette fascination révérencielle pour l'IA sans réelle compréhension - nous cantonne dans une posture passive. À l'inverse, s'approprier l'IA comme outil créatif nous engage dans une démarche active où nous restons maîtres de nos choix.

La différence est fondamentale : l'oracle appelle la soumission, la muse invite à la création. L'un éteint notre esprit critique, l'autre l'enflamme.

Une nouvelle relation à construire

Comme le suggérait Simondon en critiquant l'humanisme facile qui réduit la technique à un simple outil, nous devons construire une relation plus profonde avec l'IA. Cette approche exige une démarche délibérée :

Dialoguer avec elle plutôt que l'interroger

Considérer ses suggestions comme des possibilités, non des certitudes

L'utiliser pour élargir notre pensée, pas pour la remplacer

Garder notre jugement comme arbitre final, sans tomber dans l'illusion d'une domination simpliste

Dans cette perspective, inspirée de la philosophie de la technique de Simondon, l'erreur n'est plus un échec mais une opportunité d'apprentissage, une invitation à affiner notre dialogue avec la machine. L'IA n'est ni un oracle mystique, ni un simple outil subordonné, mais un partenaire dans un processus de création mutuelle.

Au-delà de la connaissance : la curiosité

Le véritable potentiel de l'IA n'est pas de remplir passivement le vase de nos esprits avec des connaissances préfabriquées, mais bien d'échauffer cette substance dont parlait Plutarque - celle de notre intelligence et de notre créativité. L'IA nous permet d'aller plus loin et de faire mieux : elle nous aide à formuler de meilleures questions, à explorer des perspectives inédites, à développer une compréhension plus nuancée du monde.

Dans un avenir où l'IA sera omniprésente, ce n'est pas tant ce que nous savons qui nous distinguera, mais notre capacité à utiliser ces outils pour penser différemment, plus profondément, plus créativement.

L'IA comme muse nous invite à une danse collaborative où nous guidons et sommes guidés, où nous restons pleinement humains tout en transcendant nos limitations. C'est dans cette relation symbiotique, et non dans un rapport d'oracle à suppliant, que réside le véritable potentiel transformateur de l'intelligence artificielle.

Trois questions pour deux experts

Thaé, agence de philosophie www.thae.fr / Alicia Polzella-Gauduel & Flora Bernard

Comment expliquer notre tendance à rechercher dans l’IA une forme de certitude absolue?

Vivre nécessite de construire de l’assurance dans des espaces d’incertitude. A mesure que nos connaissances et notre maîtrise du monde augmentent, nous créons de nouvelles poches de certitude, oubliant parfois que l’incertitude est un principe de réalité que nous ne pourrons jamais totalement effacer - et tant mieux ! Ce sont les certitudes, et non l’incertitude, qui rendent fous, disait Nietzsche.

Mais voilà le paradoxe : plus nous en savons, moins nous supportons l’incertitude. Nous sommes totalement démunis quand celle-ci refait surface dans nos vies : tel diagnostic médical « très probable » ou encore la découverte que le risque zéro n’existe pas. Pour combler l’angoisse qu’elle génère, nous cherchons d’autres certitudes pour nous rassurer. C’est précisément ce que la technologie nous propose. Mais n’oublions pas que ce qui nous semble certain ne l’est que parce que nous y croyons..

Il se passe la même chose avec l’IA. Mais à la différence d’un sèche-cheveux ou d’une voiture, qui peuvent nous faire défaut sans que nous en soyons trop surpris, l’assurance avec laquelle l’IA répond à nos questions nous donne une impression de certitude. L’IA est un « moteur de réponse ». Contrairement à l’être humain dont on va déceler l’hésitation et le doute, l’IA est assertive. L’outil est programmé pour répondre, quoiqu’il arrive, et ne dira jamais « je ne sais pas » car ses réponses ne sont pas de cet ordre. Elles sont d’ordre statistique, probabiliste.

Nous en venons même à nous demander : pourquoi la réponse d’une IA ne serait-elle pas plus, ou en tous cas tout aussi valable que celle d’un expert humain, puisqu’elle a accès à un savoir considérable, ce à quoi aucun être humain normalement constitué n’aura jamais accès ? Ce biais dit en effet quelque chose de notre rapport à la vérité et à la croyance. Nous croyons plus facilement quelqu’un qui dit quelque chose d’erroné de manière assertive, que quelqu’un qui dit une vérité en doutant. La vérité nous intéresse-t-elle tant que ça ? Si c’était le cas, nous serions plus à l’aise avec l’incertitude, le doute, les chemins sinueux de la pensée. « Si vous voulez des certitudes absolues, faites de la théologie, pas de la physique ! » dit l’astrophysicien Aurélien Barrau.

Comment devrions-nous repenser la notion de responsabilité dans un monde où nous déléguons de plus en plus de décisions à des systèmes dont nous ne comprenons pas entièrement le fonctionnement ?

Être responsable, c’est pouvoir et devoir répondre de ses actes. La responsabilité est donc le corollaire de la liberté : c’est parce que nous sommes des êtres libres que nous endossons la responsabilité qui s’ensuit. Dès lors que nous confions à un système, qui plus est opaque, certaines de nos décisions, la notion de responsabilité pourrait en effet être repensée. Idée tentante mais risquée : doit-on adapter des notions aussi cardinales que celle de responsabilité pour qu’elles conviennent à nos usages numériques ?

Qu’adviendrait-t-il si nous adaptions la notion de responsabilité pour nous dégager des conséquences malheureuses de décisions que les IA auraient prises pour nous ? Il est possible que non seulement il n’y ait plus personne pour assumer la moindre responsabilité (qui prétendrait sérieusement demander des comptes aux IA ?) mais surtout notre liberté perdrait toute conscience, toute limite, toute éthique.

C’est donc en amont de nos usages qu’il faut poser les bonnes questions, celles qui valorisent notre liberté et engagent notre responsabilité. Par exemple : par quelles informations et par qui cette IA a été nourrie ? Quelles visions du monde est véhiculée par telle ou telle IA ? La plupart des sites de rencontre fonctionnent avec le présupposé qu’une relation d’amour durable repose sur des ressemblances. Il faudrait pouvoir se demander si l’on est d’accord avec ce présupposé avant d’utiliser un tel site.

Que révèle notre intolérance aux erreurs de l’IA de notre conception de l’intelligence ?

Pourquoi ne pas renverser la question ? Supposons que le problème vienne moins de notre intolérance aux erreurs de l’IA que de notre méprise à propos des vertus de l’erreur.

Rappelons d’abord que sous une apparence très humaine (liée à son usage du langage), une IA n’est qu’un algorithme conçu pour apporter la meilleure réponse par un calcul de probabilités. De ce fait, il est normal qu’elle produise une quantité non négligeable de réponses fausses. Rappelons ensuite qu’une IA ne doute pas, ne critique pas, ne pense pas par elle-même. Il faut l’accepter une bonne fois pour toutes : la malnommée « intelligence artificielle » n’est pas intelligente.

Louons plutôt les erreurs qui nous stoppent, celles des IA comme les nôtres. C’est la thèse soutenue par Marcello Vitali-Rosati dans son ouvrage « L’éloge du bug ». Le bug, c’est ce qui fait que l’on cesse de marcher (au sens propre comme au figuré) et c’est précisément ce qui arrive à Socrate se rendant au Banquet dans le dialogue du même nom. Tout à coup, il s’arrête, comme un écran qui freeze : il se trouve dans l’incapacité d’agir, car la réflexion et le questionnement sont des préalables nécessaires à toute action juste.

C’est alors qu’un autre problème surgit : l’erreur c’est une idée fausse à laquelle on croit. Le paradoxe de l'usage que nous faisons des IA apparait plus clairement : pour pouvoir relever l’erreur dans les réponses qu’elles nous fournissent, il faudrait connaître la réponse aux questions qu’on leur pose !

De ce point de vue, une « bonne » utilisation des IA devrait nous conduire non pas à une approche plus nuancée, voire complaisante, de notre rapport à l’erreur mais au contraire à une authentique exigence dans notre quête de vérité. L’erreur joue un rôle central dans le travail de la pensée : cessons d’être crédules et paresseux, doutons et cherchons sans relâche, car s’il n’y avait plus d’erreur, l’intelligence serait alors bien inutile.

L'IA : muse plutôt qu'oracle